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21 août 2021

La troisième nuit

La troisième nuit de La Tripade, Bleue était plus haute que ses sœurs. De nouveaux clans étaient arrivés, aussi il y eut sept cercles autour du feu de joie, lorsque vint le soir.
Ce n’est que quand tous furent installés, qu’Oushka et l’Errant fendirent de nouveau les cercles pour comme la veille, après avoir observé tous ceux qui étaient assis au premier rang, choisir de se placer entre Lia et moi.
Il me faut maintenant vous révéler ce que disent les chamanes : « Dame nature met en chaque Errant la magie nécessaire à son art. »
Cet Errant-là, sa magie était dans sa voix. Non pas qu’il lui suffise de dire “cuissot de bison”, pour qu’il en apparaisse un dans le plat — je prends cet exemple, car il appréciait nourriture et boissons. Il savourait lentement chacun des mets les plus fins qui lui étaient offerts. Non ! sa voix était magique parce que tous l’entendaient comme l’entendait Lia assise à côté de lui et moi qui n’était séparé de lui que par sa chienne. Ceux qui se trouvaient à l’opposé d’eux, même au dernier rang ; les anciens à qui il fallait crier dans l’oreille pour se faire comprendre.
Y compris ceux qui, quel que soit le bruit que l’on fasse, n’entendaient plus rien. Ils l’entendaient, comme il convient d’entendre un conteur. On pouvait les reconnaître aux sourires qui illuminaient leurs visages et aux hochements dont ils ponctuaient les révélations de l’Errant.
« Écoutez tous, je vais vous conter “La geste d’Areu, voleur de vies”, annonça-t-il.
La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très très loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.
Parmi ceux qui sont arrivés aujourd’hui, qui a déjà entendu cette geste ? »
Personne ne se manifesta, il reprit donc :
« Hier, une brillante enfant a demandé ce qu’étaient les faiseurs de déserts. Lorsque l’on me fera l’honneur d’une collation, ceux qui étaient présents auront le temps de l’expliquer aux nouveaux arrivants.
À tous, je soumets un sujet de réflexion. Pourquoi dans les régions où ils n’ont jamais existé, et dans celles où on les a oubliés, lorsque que l’on conte “la geste d’Areu”, nombreux sont ceux qui interrogent sur les faiseurs de déserts ? Et personne, ne s’enquiert jamais ce qu’était – ou est – un voleur de vie ?
Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.
C’est loin à l’ouest des contrées où vivaient ces derniers que se trouvât le pays de Chuntouna, dont les habitants étaient de paisibles cultivateurs et éleveurs.
— Ben, pourquoi tu nous parles des faiseurs de déserts, alors ? » s’exclama un grand échalas.
Oushka tourna la tête vers le garçon, assis pas très loin de nous au premier rang. Elle ne se leva pas, mais regarda l’Errant, lequel enchaîna :
« Dans ce pays. Au pied de la montagne crache-feu nommée Krakoa, il y avait un village du nom de Kouki. Les koukins et les koukines cultivaient essentiellement la vigne.
La vigne est une plante qui donne des fruits dénommés raisins. Un fruit est appelé “grain”. Les grains sont de la taille des œufs de seiche, ils poussent en grappes. Lesquelles ressemblent aux pontes desdites seiches que l’on trouve échouées sur les plages.
Les grains de raisin sont de délicieux fruits sucrés, mais à Kouki, on en mangeait peu, on préférait les écraser et laisser le jus fermenté. Cela produisait une boisson, le vin, qui était très apprécié en Chuntouna et dans les pays environnants.
Entre les rangs de ceps – c’est ainsi qu’ils nommaient un pied de vigne –, ils plantaient des pêchers. Ce sont des arbres, dont les succulents fruits juteux, les pêches, ont la taille d’une boule de neige et une peau douce comme le velours des bois des rennes au printemps.
Vivre au pied d’une montagne crache-feu est dangereux, mais les terres autour de celle-ci sont particulièrement fertiles, et donnent un parfum unique – très apprécié – au vin produit à partir du raisin qui y pousse. Koukins et Koukines étaient prospères.
Parmi eux, il y avait un couple, Luden et Jola. Ils étaient très amoureux l’un de l’autre, ils vivaient confortablement de leurs vignes, tous deux étaient dans la force de l’âge, ils avaient tout pour être heureux. À dire vrai, ils avaient presque tout, car il manquait l’essentiel à leur bonheur. Ils n’avaient pas d’enfant.
C’était un couple aimant, ils s’accouplaient souvent – non pas par acharnement afin d’avoir un enfant, mais parce qu’ils s’aimaient et que tous deux aimaient donner et recevoir du plaisir de l’autre – mais jamais Jola ne portait le fruit de cet amour. Pourtant, ils avaient tout essayé. En vain, ils étaient allés voir l’herboriste du village – un genre de chamane –, lequel était plus habitué à préparer des potions pour éviter la conception d’enfant que pour la favoriser. Sans plus de résultat, ils avaient écouté des anciens leur assurer que s’ils mangeaient beaucoup tel ou tel aliment très vite Jola attendrait un enfant, tandis que d’autres les informaient qu’il fallait absolument s’abstenir de manger telle ou telle victuaille, laquelle était quelquefois celle qu’un autre avait recommandé de manger plusieurs fois par jour.
Jola disait régulièrement à Luden : “Je t’aime, mais je ne te donne pas d’enfant. Va, trouver une gentille fille qui t’en donnera un.” Parfois elle remplaçait “gentille fille” par unetelle, chaque fois différente. Toujours, Luden répondait : “Il n’en est pas question, je t’aime, c’est de toi que je voudrais un enfant. Peut-être est-ce moi qui ne peux en concevoir. Alors, va, agrée un homme courageux, doux et bienveillant qui t’en fera un”, mais jamais il ne lui suggéra l’un ou l’autre, car il lui appartenait à elle de faire son choix — peut-être aussi craignait-il que Piedi ou Rodiou soient plus concrets qu’un “homme”. Comme vous vous en doutez, toujours Jola refusait, souvent elle répondait entre plaisanterie et inquiétude : “C’est parce que tu ne veux plus de moi, que tu me proposes d’en choisir un autre ?” Chaque fois Luden lui démontrait combien il voulait d’elle.
Bien que cet enfant tant désiré leur manquât, ils s’aimaient tellement que la plupart du temps, être l’un auprès de l’autre leur faisait oublier cette absence.
En ces temps-là. Krakoa était une aimable “montagne crache-feu”, elle ne crachait pas des pierres en fusion, par son sommet, en envoyant des roches brûlantes plus haut que les oiseaux ne volent ni n’en vomissait d’énormes quantités qui brûlent tout sur leur passage bien au-delà de ses pentes. Non, des bouches s’ouvraient sur ses flancs et Krakoa régurgitait de la pierre en fusion qui s’écoulait sur des distances guères plus longues qu’un vieux youlou.
Un jour, alors que Krakoa avait dégorgé du côté de leurs vignes, Luden et Jola se rendirent sur place pour évaluer les dégâts éventuels qu’auraient pu subir celles-ci. Cette nouvelle bouche s’était ouverte un peu au-dessus de leur vignoble, mais fort heureusement la coulée était passée à une dizaine de pas de leurs plantations.
Trois rangs de vingt ceps, ainsi que quatre pêchers, avaient été desséchés par la chaleur dégagée, il faudrait les arracher et les remplacer. C’était une perte modérée, un faible prix à payer en échange de l’abondance des récoltes sur les pentes de Krakoa.
C’est au moment où ils s’apprêtaient à redescendre au village qu’ils entendirent un cri.
Un seul cri ! Pas un cri déchirant ! Plutôt un cri d’appel ! Un cri incongru ! Un cri de bébé ?
Leur sang ne fit qu’un tour, eux tournèrent sur eux-mêmes une fois, deux fois, une troisième fois plus lentement, mais ils ne voyaient personne, ni homme, ni femme, encore moins le bébé qui aurait émis ce cri.
Leur désir d’enfant, les avait-il fait imaginer ce cri ?
Pourtant, tous deux l’avaient entendu, mais ils avaient beau insister, leurs recherches restaient vaines. Bouleversés, ils allaient renoncer lorsque le cri retentit de nouveau. Clair, net, un cri ! Sans aucun doute, il s’agissait d’un appel, venant de plus haut.
Ils gravirent la pente en longeant la coulée. Soudain ils le virent. Il était là, sur les roches ignées, à égale distance des bords du torrent de magma en cours de concrétion, inaccessible !
Ma gorge est sèche et mes forces déclinent, une collation serait la bienvenue. »
Lorsqu’il eut terminé les dés de foie d’ours et les œufs d’esturgeon le tout arrosé de vodka, l’Errant se lécha les doigts, couvrit d’un linge les plats qui n’étaient pas vides et déclara : « Je vous remercie tous, pour votre hospitalité, tout était délicieux et l’idée de mettre une herbe de bison dans la vodka est excellente.
Est-ce que l’un, ou l’une d’entre vous pense savoir pourquoi personne ne demande jamais ce qu’est un voleur de vie ? »
S’ensuivirent des murmures, que le bruit fait par les os – d’un pied de plantigrade – que broyait Oushka, pour en extraire la moelle, masquait partiellement.
Une jeune mère, que son nourrisson tétait goulûment, avança une hypothèse : « Ben ! Tu nous racontes les histoires d’un voleur de vie, alors tu vas bien nous l’expliquer ! »
L’Errant dodelina de la tête, attendit un peu avant de répondre :
« Tu n’as pas tort, heureuse maman, mais rien ne permet de dire qu’il en va différemment des faiseurs de déserts, pourtant il se trouve toujours quelqu’un pour poser la question. »
Il patienta de nouveau quelques instants, puis s’adressa à moi.
« Dis-moi mon garçon, de toi et ta jeune amie qui pourrait m’expliquer cela ?
— L…
— Stop ! s’écria-t-il. Si tu prononces un nom, je devrais partir. Ne le sais-tu pas ? À moins que tu ne souhaites mon départ ? »
Les derniers mots étaient ironiques, nul ne les prit au sérieux, à part moi.
« Alors, mon garçon, qui de vous deux ? réitéra-t-il.
— È, elle, c’est, c’est elle ! plus intellilligente (sic) ! bafouillais-je, encore troublé par mon impair.
— Jeune fille, à ton avis, quelle différence y a-t-il entre les faiseurs de déserts et un voleur de vie, pour que l’on m’interroge sur ce que sont les uns, mais pas sur la nature de l’autre ? demanda l’Errant à Lia.
— Je pense que nous n’avions aucune idée de ce que pouvait être un faiseur de déserts, mais chacun d’entre nous croit deviner ce qu’est un voleur de vies. Enfin ça c’était avant que tu ne poses la question, car depuis j’ai l’impression que ce n’est pas du tout ce que je croyais. Vas-tu, nous le dire, maintenant ? répondit-elle, me laissant bouche bée.
— Tu es futée, jeune fille, c’est exactement ça. Tu l’aimes bien, le garçon à côté de qui ma chienne a choisi de s’asseoir ? Oui, je le vois dans tes yeux. Alors, ne le laisse pas partir avec nous. Oushka a décelé en lui, la tentation pour l’Errance et plus particulièrement l’envie de conter. »
« Et mémé t’a gardé pour elle, puisqu’on est tous là !
— Lola, tu ne dois pas interrompre ton grand-père ! la tança Lia.
— Est rai, Oucha hoisir aschoir côté pépé ?
— Oui, Nior, les familiers des Errants — c’est comme cela que l’on appelle leurs animaux ; zibeline, chouette, renard, loutre, grand-duc, marmotte, épervier, chien ou autres — sont plus qu’ils ne paraissent. Ils sont les guides des Errants, ce sont eux qui décident où se rendre, le moment du départ, et beaucoup d’autres choses. En particulier, ce sont eux qui choisissent les élèves de leur Errant. Maintenant, taisez-vous, sinon votre grand-père va faire comme un Errant et réclamer une collation. On t’écoute, mon chéri. »
Selon son habitude, l’Errant enchaîna, sans transition :
« Luden et Jola le virent sur les roches ignées, à égale distance, des bords du torrent de magma en cours de concrétion, inaccessible.
Ils n’eurent aucun doute, c’était un œuf de dragon. Quel autre œuf aurait pu ne pas fondre sur un tel nid ?
Pour tout vous dire, c’était un œuf décalotté, comme le sont les œufs dont l’occupant – quelle que soit son espèce – est prêt à sortir ou l’a déjà fait. Ils s’étonnèrent, les cris qu’ils avaient entendus étaient bien ceux d’un bébé. Bien que comme tout un chacun, ils n’ignorassent pas que les dragons sont des créatures rusées et que leur magie est très grande, ils ne pouvaient accepter qu’un dragonneau leur ait joué un vilain tour. Aussi ne furent-ils qu’à demi surpris, lorsqu’ils aperçurent un petit poing serré, dépasser de la coquille.
C’est en courant, que Luden redescendit jusqu’au plus proche de ses pêchers desséchés. Il choisit une branche fourchue, plus haute que lui, saisit sa serpette – que tout vigneron porte à la ceinture –, coupa la branche, la débarrassa de ses ramilles et du plus fin des deux rameaux de la fourche. Il prit en main sa perche improvisée, la tenant par le rameau, il vérifia que celui-ci ne rompait pas quand il s’en servait pour soulever la branche et l’agiter. Luden remonta d’un bon pas vers Jola qui chantonnait une berceuse face à l’œuf. En marchant, il fit une entaille à l’extrémité de la branche.
La pierre en cours de solidification était encore assez chaude pour brûler la peau et les chairs, Luden utilisa donc la gaffe qu’il venait de fabriquer. Ses premières tentatives échouèrent, car manier l’outil improvisé par le petit bout n’était pas simple, mais Luden n’avait pas eu le choix, sa finesse ne permettait pas d’y tailler une encoche assez solide. Heureusement, Luden était adroit et jamais la gaffe n’effleura le magma, ce qui l’eut enflammée.
Lors de son quatrième essai Luden réussi à crocher la coquille. Il tira doucement, doucement, tout doucement, pour éviter que le croc ne ripe. Quand il eut amené l’œuf et son contenu à portée de main, il réalisa que le contact avec la coquille avait brûlé la gaffe, approfondit l’entaille et que la branche était sur le point d’être sectionnée. Comment un bébé soumis à une telle chaleur pouvait-il survivre ? Étaient-ils le jouet d’un dragon ?
Prudent, Luden appliqua le petit bout de la perche sur le côté de la coquille, aussitôt il grésilla. Luden mit fin au contact avant que le bois ne s’enflamme, il coupa l’extrémité brûlée et recommença, mais cette fois il appliqua le petit bout de la perche sur l’intérieur de la coquille. Rien ne se produisit, il laissa un assez long moment la gaffe en place, l’enfant cria. Jola mit fin aux tergiversations de Luden, elle tendit les bras, s’empara des poignets du bambin et élevant les bras, elle brandit l’enfant comme on l’eut fait d’un lapin écorché.
Tous deux l’examinèrent, l’admirèrent, l’adoptèrent, l’aimèrent dès cet instant. C’était une petite fille, de quelques jours, parfaitement constituée. Mais elle avait une particularité, ses yeux étaient ronds.
Pas rond comme le cercle que nous formons autour de ce feu, mais différent des nôtres. Plus ouverts, plus grands… plus ronds.
En redescendant vers le village Luden s’interrogea à haute voix : “Les dragons sont des créatures de feux, pourquoi la coquille de leurs œufs empêche-t-elle la chaleur d’y entrer ?
— crois-tu qu’ils ne pondent que dans le feu des montagnes crache-feu ? demanda Jola.
— Non, bien sûr que non !
— Alors, peut-être sont-ils conçus pour empêcher la chaleur d’en sortir, afin que leurs petits puissent se développer bien au chaud ?
— Tu as raison, répondit Luden en embrassant Jola. Cette jolie petite fille, notre petite fille n’a rien d’un dragon,” conclut-il en embrassant l’enfant, lové dans les bras de sa femme.
Néanmoins, quand arrivés au village, lorsqu’ils furent harcelés de questions : qui était cet enfant, d’où venait cette petite fille, n’avait-elle pas de parents, où l’avaient-ils trouvée ? Luden déclara l’avoir trouvée au pied d’un pêcher dans ses vignes. Jola abonda dans son sens, décrivant le nid de foin sur lequel la fillette était posée.
La nouvelle fit le tour du village, Luden et Jola avaient trouvé une enfant qui avait de grands yeux ronds couleur d’ambre. Certains, dont le sorcier, pensèrent que n’étant manifestement pas des leurs le bébé n’avait pas sa place parmi eux. Ils se rendirent auprès de ceux qui étaient réunis, autour du bambin qui gazouillait dans les bras de sa mère. À leur vue Luden bomba le torse prêt à défendre le cadeau que mère Nature venait de faire à son foyer. Le sorcier exigea de voir l’enfant, il le vit et l’enfant vit le sorcier, ce dernier dit alors à Jola : “Je vais te préparer la potion que je donne aux jeunes mères dont le lait ne monte pas assez vite, tu en prendras tous les jours et dans une semaine, tu devrais pouvoir nourrir ton enfant. En attendant, Doumali s’installera chez vous avec son fils, elle a assez de lait pour nourrir les deux”.
Personne ne sut jamais dire si tous ceux qui regardaient l’enfant tombaient sous son charme, ou si l’enfant charmait tous ceux qu’elle regardait.
Nul ne sait non plus qui posa la question. “Quel nom allez-vous lui donner ?” Toujours est-il que c’est l’instant où l’enfant choisit de balbutier areu. Luden et Jola se regardèrent, se sourirent et dirent en chœur “Elle s’appelle Areu !” »
« Je l’avais, je l’avais, je l’savais !
— Oui, c’est bien, Doujali, la calma Lia.
— Mémé, l’Errant, il a pas répondu à ta question, sur : c’est quoi un voleur de vie.
— Non, Judi, sans doute, a-t-il considéré qu’il s’agissait d’une question rhétorique – c’est une question que l’on pose sans en attendre de réponse. À moins que ce soit Oushka, qui ait jugé que cette question ne méritait pas de réponse. Chéri, tu veux bien finir, que tout ce petit monde aille dormir. »
« Luden et Jola avaient maintenant l’enfant qu’ils avaient tant désiré, Areu.
Areu était ce qu’ils avaient de plus précieux. Jola but toutes les potions, infusions et décoctions que lui préparait le sorcier, une semaine plus tard elle allaitait son bébé. Ce qui permit à Doumali de retourner, avec son fils, chez son mari, le sorcier.
Areu était une enfant merveilleuse, non seulement parce qu’elle était, sûrement, un don de mère Nature, mais aussi parce qu’elle était un bébé extrêmement facile, très agréable. Elle babillait, souriait à tous ceux qui la regardaient, tous ceux qui croisaient son regard étaient séduits.
Il y avait une communion rare entre Areu, Jola et Luden. Ces derniers pressentaient les besoins de l’enfant. La nuit, Areu avait faim, Jola s’éveillait et lui donnait le sein en fredonnant une berceuse. À peine, Areu s’était-elle salie que Juden s’éveillait et changeait son lange en la couvrant de baisers. Areu ne pleurait jamais.
Ils ne se quittaient plus, Luden allait tailler les vignes, Jola l’accompagnait, Areu confortablement installée contre son torse. Jola allait chasser le lièvre, Luden était à son côté, Areu confortablement installée dans son dos. Lorsque Jola et Luden s’accouplaient – tout aussi souvent qu’avant son arrivée –, Areu dormait profondément.
Puis Areu grandie, elle joua avec les autres enfants de Kouki. Tous, garçons et filles, étaient ses amis, elle ne se disputait jamais avec aucun d’entre eux, quand une chamaillerie naissait, elle souriait aux chicaneurs et ils mettaient fin à leur différend. Areu était une bénédiction.
Elle ne fut pas la seule marque de bienveillance que mère Nature prodiguât au village. Six années durant, il plut quand il le fallait et fit soleil aux meilleurs moments, pour que le raisin soit mûr à point, gorgé de sucre, et abondant. Kouki fut plus prospère que jamais. Le tonnelier dut former deux apprentis pour fournir à la demande. Les charretiers allaient livrer le vin de plus en plus loin. La troisième année, ce sont les charroyeurs des acheteurs qui virent suppléer ceux du village. La quatrième, c’est du lointain port de Villiane que vinrent des convois de tombereaux, car la réputation du vin de Kouki avait traversé la mer.
Dans ces pays, on ne pratiquait pas le troc, comme ici. Les habitants utilisaient des rondelles d’or, d’argent ou de bronze pour tout échange, ils nomment ces rondelles des “pièces”. Tu veux échanger un renne contre des peaux tannées, tu reçois des pièces pour ton renne et tu donnes des pièces pour avoir des peaux. Si, si, ça sert à quelque chose.
Si aucun de ceux qui ont des peaux tannées à troquer ne veut d’un renne, tu troques ton renne avec quelqu’un qui en veut un, mais n’a pas de peaux ; en échange, il te donne des pièces. Puis, tu troques les pièces reçues contre les peaux tannées de l’un de ceux qui en ont, mais ne veulent pas de renne. Lorsque tu échanges quelque chose contre des pièces, ils disent que tu “vends la chose”. Quand tu donnes des pièces contre un objet, ils nomment cela : “acheter” l’objet. Si tu troques ton renne contre des peaux, on te remet un nombre de peaux pour que leur valeur soit équivalente à celle de ton renne, mais peut-être n’as-tu pas besoin de tant de peaux. Dans ces pays-là, on te donne des pièces pour la valeur – ils disent le “prix” – de ton renne. Ensuite, tu achètes le nombre de peaux dont tu as besoin pour le prix de ces peaux, et s’il te reste des pièces, tu les gardes, pour acheter d’autres choses plus tard.
Kouki prospérait, ses habitants prospéraient, mais Koukins et Koukines étaient des gens simples. La prospérité ne changeait pas leur mode de vie, ceux qui avaient des vignes s’occupaient de leurs vignes, le tonnelier fabriquait des tonneaux, les charretiers transportaient les tonneaux. La vente du vin avait toujours suffi à nourrir tous les habitants qu’ils aient ou non des vignes, ils étaient solidaires comme il convient de l’être dans un clan.
De son côté, Areu grandissait, c’était une enfant particulièrement intelligente, tellement intelligente qu’elle prenait soin de ne pas le paraître plus que les enfants de quelques mois de plus qu’elle. Mais quand on la regardait attentivement, on arrivait à déceler ce petit quelque chose qui faisait penser que, peut-être, elle jouait le rôle d’un enfant de son âge.
Les pièces d’or s’accumulaient – les pièces d’or avaient une valeur beaucoup plus importante que celles d’argent, lesquelles valaient plus que celles de bronze. On avait bien réussi à leur vendre quelques babioles inutiles comme des assiettes et des coupes en argent, mais ils continuaient à utiliser leurs ustensiles de terre cuite. Koukins et Koukines avaient offert des bracelets et des colliers à celles et ceux qu’ils aimaient, mais les bijoux devaient être simples et près du corps pour ne pas les gêner dans leurs tâches quotidiennes. Ils jugeaient les vêtements de tissus fins et précieux, fragiles et peu adaptés à leurs occupations, alors ils n’en achetaient pas. Ils n’achetaient donc que des ornements peu onéreux – qui coûtaient peu de pièces.
Peut-être, un jour, leurs enfants ou leurs petits-enfants changeraient-ils de façon de vivre, peut-être feraient-ils travailler d’autres gens à leur place et vivraient-ils comme des nantis. Mais eux vivaient comme ils avaient toujours vécu, de la façon qui les avait toujours rendus heureux. Aussi Kouki n’était ceint d’aucune muraille, pas même d’une palissade, et aucun guerrier n’y résidait. Le sorcier était persuadé qu’Areu, qu’en son for intérieur il appelait Krakoanyn, était la fille de dame Nature. Oubliant que : ce que dame Nature donne, dame Nature finit toujours par le reprendre. Il avait la certitude que pour les remercier de la façon, dont Jola, Juden et tous les habitants du village du plus jeune au plus âgé prenaient soin de sa fille, non seulement elle assurait leur prospérité, mais qu’elle les protégeait de toutes calamités.
Mais vous savez comment se propagent les nouvelles, l’un parle de ce village paisible et prospère, le second raconte l’histoire de ce village de vignerons très riches, le troisième décrit ce pays de cocagne dépourvu du moindre guerrier. Cela finit toujours par arriver dans l’oreille d’un brigand, ou dans celles d’une bande de pillards.
Un matin, juste avant l’aube, Areu s’éveilla en sursaut, elle secoua ses parents pour les réveiller, oubliant toute retenue, elle cria : “réveillez-vous, ils arrivent, ils veulent tuer tout le monde ! Des pillards, montés sur un monstre, viennent nous tuer !” Elle sortit de la maison, courant dans tous les coins du village, elle hurlait des mots d’adulte : “Sauvez-vous, dispersez-vous, gagnez les grottes, sur les flancs de Krakoa !”
Mais il était trop tard. Sans doute, avait-elle dormi trop profondément, mais le faiseur de déserts entrait déjà dans le village, trente scélérats étaient sur son dos. Sur le second segment se tenait le Youlier, qui dirigeait les déplacements de l’animal en orientant sa tête à l’aide de crochets. De diverses ethnies tous appartenaient à la lie de la société. Agacé par cette gamine qui criait des mots qui – bien qu’il ne les comprenne pas – ne pouvaient qu’être des cris d’alarme, l’homme qui était assis juste derrière le Youlier, sauta au sol. Il était armé d’une grande lame, il se précipita sur l’enfant pour la faire taire. Areu se tourna vers lui, mais elle ne réussit pas à croiser son regard, car Tunois – tel était son nom – regardait par-delà l’enfant deux hommes et une femme qui, ne tenant aucun compte des admonitions d’Areu, se précipitaient vers l’enfant et lui. Le premier brandissait une fourche à trois dents de bois, la femme n’était armée que de deux serpettes, le dernier, que sa musculature désignait comme forgeron, balançait une masse au bout de son bras.
Tunois, sans même baisser les yeux, d’un geste mainte fois répété, saisit Areu par les cheveux, la fit pivoter et l’égorgea, comme on égorge un oison. Face aux trois arrivants.
Luden poussa un cri d’ours en colère, il accéléra et de la fourche qu’il tenait comme une lance, il percuta Tunois. Lequel n’avait même pas essayé de parer l’attaque, il fut projeté en arrière et retomba assis, hébété.
Dévastée, Jola prit sa fille dans ses bras, soutenant sa tête, comme elle le fit lorsque trop petite, déjà, celle-ci ne pouvait la porter. Ses larmes se mêlaient au sang de sa fille qui inondait sa poitrine, ses bras et son visage qu’elle pressait contre le corps sans vie. C’est comme une délivrance qu’elle accueillit la mort.
Car tous les bandits s’étaient répandus dans le village. Ils appartenaient à ce qu’il y a de pire dans la création, ils tuaient avec délectation, n’épargnaient personne, ne laissaient aucun survivant, n'emmenant aucun prisonnier, pas même les plus jolies femmes. Areu, Luden, Jola et le forgeron furent les premiers à mourir. Le sorcier fut dans les derniers, il implora Krakoa de vomir tout le feu qu’elle avait en elle, mais elle resta endormie.
Les assaillants se livraient à des abominations sur les femmes et les enfants, avant de les tuer ou après. Ils détruisaient et incendiaient, ils pillaient. Ils mangeaient, en marchant et en tuant, les vivres qu’ils trouvaient ; ils buvaient le si réputé vin de Kouki, mais ils ne mettaient pas en perce les tonneaux, ils les brisaient à coups de hache. Ils cherchaient les pièces d’or des habitants et les trouvaient sans peine, car elles n’étaient pas cachées.
Parfois, l’un des pillards passait à côté de Tunois, qui était toujours assis là où Luden l’avait fait tomber, hagard. S’inquiétant de lui, ils lui disaient “réveille-toi, tu vas tout rater, il y a encore quelques survivantes, bon, moi j’y vais !” ou “tu vas bien ? T’as pas l’air, merde, t’as rien, bouge !” Mais jamais ils ne s’arrêtaient auprès de lui, le plaisir de la mise à sac passait avant la sollicitude envers l’un d’eux.
L’histoire aurait pu en rester là, mais quand Tunois trancha la gorge d’Areu, il ne trancha pas que chairs, voies respiratoires, veines et artères ainsi que le gosier. Il trancha, également, le lien qui reliait Areu à ce corps.
Areu quitta le corps en même temps que la vie. Areu sut immédiatement ce qu’il devait faire pour ne pas disparaître. Areu n’avait plus de corps, Areu n’était plus une fillette de six ans, Areu était un esprit.
Il vit la pensée de Tunois, il s’en approcha et commença à s’enrouler autour d’elle. Il étouffait la pensée de son assassin, mais doucement il s’effilochait comme un nuage. Il s’inquiéta, allait-il disparaître en annihilant la pensée qu’il enserrait ? Il comprit, il avait décrit une hélice de droite à gauche autour de la pensée de Tunois. En pratiquant ainsi il tuerait Tunois, mais il se désagrégerait. Il s’empressa de dérouler la spirale et recommença en montant de la gauche vers la droite. Il éteignit la pensée de Tunois et absorba ses connaissances. Areu était très jeune, après en avoir éliminé l’occupant précédent, il mit longtemps pour appréhender, maîtriser et coordonner son nouveau corps.
Il se leva, marcha quelques pas, plia les genoux, ramassa un caillou, visa une fenêtre à quelques pas, lança et atteignit sa cible. Puis il se rendit auprès du youlou, s’empara de la trompe accrochée sur le second segment de la bête, dans laquelle il souffla.
Très rapidement, toutes les vermines se rassemblèrent, se demandant qui avait sonné l’alarme et quel était le danger qui les guettait. “Tunois, qu’est-ce que tu fous, bordel !”, s’enquit leur chef, Malobi.
“Je suis Areu, j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne !” »
« Allez tout le monde au lit !
— Mais, mémé, pourquoi il s’est arrêté comme ça pépé ?
— Parce qu’il conte, comme l’Errant le fit. C’est sur ces mêmes mots que l’Errant se leva et quitta le cercle, accompagné par sa chienne, pour aller se coucher. Maintenant, j’ai dit au lit, pas de discussion ! Comme nous à l’époque, vous entendrez la suite demain soir ! »

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