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23 août 2021

La quatrième nuit

« La quatrième nuit de La Tripade, Sang et Opale étaient côte à côte, au levant, Bleue, au couchant, était toujours plus haute que ses sœurs. Les derniers clans étaient arrivés, aussi il y eut huit cercles autour du feu de joie, lorsque vint le soir.
L’errant se fit attendre, tous s’interrogèrent sur la raison de son absence. Certains mirent en avant son brusque départ de la veille. Le chamane du clan de la tortue émit l’hypothèse où son familier, fâché de la mise en garde que l’Errant avait adressée à Lia, avait décidé qu’ils devaient partir. Un homme du clan de l’épervier déclara que le bivouac de l’Errant, situé non loin de sa tente, était toujours là. Le chamane du clan de l’ours estima qu’il s’agissait d’un procédé pour aviver notre envie de connaître la suite. Que la chienne comme l’Errant appréciait trop notre hospitalité pour nous abandonner si tôt.
Lorsqu’ils arrivèrent, ils s’installèrent dans l’espace libre que nous avions laissé entre Lia et moi. Oushka entreprit aussitôt de m’accaparer. Selon son habitude, l’Errant reprit sans préambule :
“Je suis Areu, j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne ! avait-il clamé.
— T’es pas bien ?
— t’as pris un coup sur la tête ?
— Ça va pas ? Arrête tes conneries ! répondirent les partenaires de Tunois.
— Celui que vous avez connu n’est plus, j’ai volé sa vie, je suis Areu, et je suis votre nouveau chef ! Malobi, je te défie.
— Tu rigoles ?”
Tous comprirent qu’il ne plaisantait pas quand il avança, menaçant, sa grande lame à la main.
Tous les membres de la bande s’écartèrent, persuadés que leur chef allait trancher en deux ce malheureux Tunois pris de folie.
Malobi brandissait sa hache. Areu le regarda droit dans les yeux, il porta un coup d’estoc, qu’aurait facilement pu parer son adversaire, mais le bras de celui-ci retomba, ses doigts s’ouvrirent et lâchèrent la hache. Ce n’est qu’ensuite que la pointe de la lame perfora les chairs, brisa les côtes et déchira le cœur.
Plusieurs de ces combattants aguerris virent que Malobi – le sanguinaire – s’était offert à la lame de celui qui prétendait ne plus être Tunois, aussi s’écrièrent-ils “sorcellerie !” Deux d’entre eux se précipitèrent sur lui.
En ces contrées, on traitait de sorciers ceux qui usaient de magie pour nuire à quelqu’un. Même ces nuisibles craignaient d’être victime de l’un d’eux. Seul le ton, sur lequel était prononcé le mot, permettait de distinguer si l’on parlait d’un sorcier tutélaire ou pernicieux.
Ce n’est point que les deux gaillards, qui se ruaient vers Areu, souhaitaient venger un chef tyrannique, mais ils voulaient se débarrasser d’un sorcier et assurément devenir le chef.
Areu subjugua ceux qui l’attaquaient, mais avant qu’il ne pût en occire le plus proche, la massue d’un troisième larron – lequel s’était subrepticement glissé derrière lui – défonça l’arrière de son crâne, mettant fin au bref séjour d’Areu dans le corps ayant précédemment appartenu à Tunois.
Les armes se tournèrent peu à peu vers celui-ci.
En effet, si tous ces hommes étaient de viles crapules, ils n’étaient pas idiots. Tous avaient entendu la chose qui semblait s’être bel et bien emparée de la vie de Tunois dire : “j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne”.
Le cercle de ses anciens camarades se referma autour de Ratane, mais personne ne voulait porter un coup fatal à la chose qui venait sûrement de lui voler sa vie. Ceux qui étaient en face de lui, l’arme tendue devant eux, fuyaient son regard. Ratane comprit ce qui traversait l’esprit des autres, il démentit l’évidence.
“Je suis Ratane ! C’est toujours moi ! Merde, les gars, déconnez pas !” répétait-il sans fin. Mais personne ne bougeait, ni pour ouvrir le cercle ni pour tuer la chose qu’était devenu Ratane. Allaient-ils rester ainsi pour l’éternité ?
C’est le plus grand et le plus fort d’entre eux, un géant à la peau noire, qui après un certain temps, semblant sortie de son hébétude, recula d’une dizaine de pas et il dit : “Je suis Areu, je ne suis pas dans l’homme que vous encerclez, je suis votre chef. Mon premier ordre est de tuer ce lâche, qui m’a frappé par-derrière !”
Les bandits se tournèrent vers celui qu’ils connaissaient sous le nom de Mataï. L’un hasarda : “mais c’est pas Mataï qu’a tué Tunois, c’est Ratane ?
— Obéissez !” ordonna Areu.
Nul ne saurait dire qui tua Ratane, car l’ordre sonna l’hallali. Ceux dont l’arme était équipée d’une extrémité pointue le lardèrent de coups d’estoc ; ceux qui avaient en main une arme contondante le frappèrent à tour de bras ; ceux dont l’arme ne permettait que des attaques de taille, inutilisables dans cette presse, s’en servirent pour donner des coups.
“Maintenant, vous allez honorer feu les Koukins et Koukines. Vous allez rassembler du bois pour faire un bûcher suffisamment grand pour que chaque corps puisse y être allongé dignement. Vous en ferez un second plus petit pour Luden et Jola qui m’ont chéri et que vous avez massacrés. Je vous les désignerai, ensuite vous implorerez dame Nature pour que le vent souffle vers Krakoa, afin que leurs cendres se mêlent aux siennes.”
Ainsi parla Areu. Il veilla à ce qu’il soit fait comme il avait dit, prit garde que les familles soient réunies, que les enfants reposent entre leurs parents. Il baisa les yeux de Jola et de Luden. Il mit lui-même le feu aux deux bûchers.
Il avait interdit que l’on place les corps de Tunois, Malobi et Ratane, aux côtés de leurs victimes. Il décréta que leurs corps seraient abandonnés aux charognards, ajouta qu’indignes de nourrir les loups – en ces lieux, c’est le nom que l’on donne aux leus –, ils devaient être jetés sur une plate-forme afin que seuls freux, rats et larves d’insectes se repaissent d’eux.
Alors que les hommes exécutaient ses consignes, il s’enquit duquel s’occupait de la bête qui les transportait. On lui désigna un homme des déserts de l’Est, nommé Tonaki. Areu s’entretint longuement avec lui, apprit que l’animal était de l’un des derniers youlous, que Tonaki ne devait sa survie qu’à sa compétence d’youlier. Au cours de cette discussion Areu s’attacha indéfectiblement Tonaki.
Lorsque les rites mortuaires furent terminés, Areu réunit ses hommes et leur tint ce discours :
“Si vous essayez de me tuer, je vous tuerai, comme j’ai tué Malobi. Ou je vous ferais massacrer par vos compères, comme vous avez écharpé Ratane. À moins que je ne vole votre vie, comme j’ai volé celle de Tunois.
N’incitez pas, plus stupide que vous, à me tuer, car je peux voler votre vie, comme j’ai volé celle de Mataï, qui n’était ni meilleur ni pire que vous. Je l’ai choisi parce qu’il était le plus grand et le plus fort. Boudro, n’escompte pas que sous prétexte que vous êtes encore vingt-neuf, il y a peu de chances que je choisisse de voler la vie de la seule femme de la bande, ta vie m’ira aussi bien que celle d’un autre. Vous pouvez me tuer autant de fois que vous le voulez, chaque fois je volerai une vie.
Vous vous en êtes pris aux miens, vous les avez tués. Vous êtes à moi ! Vous m’appartenez ! Vous m’obéirez sans discuter ! Ne tentez pas de fuir, ni aujourd’hui ni jamais. Devrais-je vous poursuivre jusqu’au bout du monde, que je vous retrouverais et vous tuerais ! Votre vie ne serait qu’une angoisse permanente, vous ne pourriez vous fier à personne, à chaque instant, je pourrais être celui ou celle, qui vous soutenait l’instant précédent.
Vous êtes mien, vous êtes ma horde et à compter de ce jour, vous empruntez un nouveau chemin. Nous pourchasserons et éliminerons vos semblables, pillards, assassins, violeurs, tourmenteurs et oppresseurs de tous acabits.”
Ainsi naquit la légende d’Areu le noir, le libérateur.
Après ces émotions, une collation serait la bienvenue !
“Le livre d’Areu le noir” comporte cinquante-six récits. Il vous appartient de décider celui que vous voulez entendre maintenant. Ces récits dans l’ordre chronologique – jusqu’à notre départ –, le premier de ceux-ci, les plus célèbres, les moins connus, le dernier – celui du troisième vol – ou tout autre récit, comme ceux du “livre d’Areu la courtisane”, de celui “d’Areu le navigateur” par exemple ?
On servit à l’Errant, du gravlax de saumon, de la truite fumée et la vodka herbe de bison qu’il avait tant apprécié la veille. Et à sa chienne, un lapin dont on avait prélevé les membres postérieurs et le râble. »
« Comment fait papa pour se souvenir des menus de l’Errant ? susurra Miloula dans l’oreille de sa mère.
— Ho ! mais il ne s’en souvient pas, répondit Lia tout aussi discrètement.
— Ah ! Il improvise.
— Pour Oushka, oui, il improvise. Mais il met dans la bouche de l’Errant ce qu’il aimerait que je lui serve. S’il dit les mots de l’Errant, pourquoi ne dégusterait-il pas les mets que celui-ci savoure et ne se délecterait-il pas des élixirs dont il se désaltère ? Ainsi raisonne ton père, chuchota Lia.
— Et sa marche ? s’enquit Miloula en souriant.
— Je n’ai jamais su lui refuser quoi que ce soit. Sinon crois-tu que tu aurais six frères et sœurs ? »
Lorsqu’il eut terminé sa collation, l’Errant s’enquit de notre décision.
Or aucune n’avait été prise, il y avait des partisans pour chacune des possibilités qu’il avait évoquées. L’Errant mit fin à nos tergiversations en décidant de poursuivre la chronologie.
« Areu demanda à Tonaki, s’il savait où ils pourraient trouver des maraudeurs. Celui-ci lui révéla qu’ils venaient d’une cité nommée Limaude, située à huit jours de youlou au nord-est. Que cette ville était implantée sur des terres tellement arides qu’elles n’intéressaient, ni les cultivateurs, ni les éleveurs, pas même les cueilleurs ou les chasseurs. Elle n’appartenait à aucune nation, c’était le repaire de nombreuses bandes de fripouilles. Elle n’était placée sous l’autorité de personne, car aucun des chefs de cliques n’aurait renoncé à sa vie de pillages, de meurtres et de viols, pour se sédentariser. Quant à ceux qui y résidaient en permanence, ils ne voulaient pour rien au monde, d’une pseudo-autorité qui put leur faire encourir la vindicte de l’un de ces capitaines de fortune.
La ville était née de l’exploitation d’une roche de grande beauté dont il ne restait rien depuis longtemps.
Au milieu de ses terres désolées et résolument planes émergeait une unique roche que deux centaines d’hommes faits ceinturaient en se tenant par les mains. Haute comme vingt hommes faits, elle était tombée du ciel bien longtemps avant que l’on ne commence à l’exploité.
Dans le pays d’où je viens – au-delà des mers, loin au sud-ouest, à plus d’une demi-vie de voyage –, les érudits pensent que la chute de cette pierre marque le début de l’ère qui précédait la nôtre et qui s’est terminée à la chute de fille d’Opale.
Elle était beaucoup plus petite que cette dernière, vraiment beaucoup plus petite. Les doctes débattent… quand j’ai pris le bâton d’Errant et la route, ils débattaient – et je pense qu’ils continuent – de l’impact de la chute de cette pierre. A-t-elle, en tombant, détruit toute forme de civilisation, quasiment anéanti les hommes et fait disparaître nombre d’espèces ? A-t-elle modifié l’aspect du monde ? Comme le fit la fille d’Opale.
Mais il ne s’agit là que de discussions aussi savantes qu’oiseuses.
Je vais donc vous conter la prise de Limaude. »

***
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21 août 2021

La troisième nuit

La troisième nuit de La Tripade, Bleue était plus haute que ses sœurs. De nouveaux clans étaient arrivés, aussi il y eut sept cercles autour du feu de joie, lorsque vint le soir.
Ce n’est que quand tous furent installés, qu’Oushka et l’Errant fendirent de nouveau les cercles pour comme la veille, après avoir observé tous ceux qui étaient assis au premier rang, choisir de se placer entre Lia et moi.
Il me faut maintenant vous révéler ce que disent les chamanes : « Dame nature met en chaque Errant la magie nécessaire à son art. »
Cet Errant-là, sa magie était dans sa voix. Non pas qu’il lui suffise de dire “cuissot de bison”, pour qu’il en apparaisse un dans le plat — je prends cet exemple, car il appréciait nourriture et boissons. Il savourait lentement chacun des mets les plus fins qui lui étaient offerts. Non ! sa voix était magique parce que tous l’entendaient comme l’entendait Lia assise à côté de lui et moi qui n’était séparé de lui que par sa chienne. Ceux qui se trouvaient à l’opposé d’eux, même au dernier rang ; les anciens à qui il fallait crier dans l’oreille pour se faire comprendre.
Y compris ceux qui, quel que soit le bruit que l’on fasse, n’entendaient plus rien. Ils l’entendaient, comme il convient d’entendre un conteur. On pouvait les reconnaître aux sourires qui illuminaient leurs visages et aux hochements dont ils ponctuaient les révélations de l’Errant.
« Écoutez tous, je vais vous conter “La geste d’Areu, voleur de vies”, annonça-t-il.
La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très très loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.
Parmi ceux qui sont arrivés aujourd’hui, qui a déjà entendu cette geste ? »
Personne ne se manifesta, il reprit donc :
« Hier, une brillante enfant a demandé ce qu’étaient les faiseurs de déserts. Lorsque l’on me fera l’honneur d’une collation, ceux qui étaient présents auront le temps de l’expliquer aux nouveaux arrivants.
À tous, je soumets un sujet de réflexion. Pourquoi dans les régions où ils n’ont jamais existé, et dans celles où on les a oubliés, lorsque que l’on conte “la geste d’Areu”, nombreux sont ceux qui interrogent sur les faiseurs de déserts ? Et personne, ne s’enquiert jamais ce qu’était – ou est – un voleur de vie ?
Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.
C’est loin à l’ouest des contrées où vivaient ces derniers que se trouvât le pays de Chuntouna, dont les habitants étaient de paisibles cultivateurs et éleveurs.
— Ben, pourquoi tu nous parles des faiseurs de déserts, alors ? » s’exclama un grand échalas.
Oushka tourna la tête vers le garçon, assis pas très loin de nous au premier rang. Elle ne se leva pas, mais regarda l’Errant, lequel enchaîna :
« Dans ce pays. Au pied de la montagne crache-feu nommée Krakoa, il y avait un village du nom de Kouki. Les koukins et les koukines cultivaient essentiellement la vigne.
La vigne est une plante qui donne des fruits dénommés raisins. Un fruit est appelé “grain”. Les grains sont de la taille des œufs de seiche, ils poussent en grappes. Lesquelles ressemblent aux pontes desdites seiches que l’on trouve échouées sur les plages.
Les grains de raisin sont de délicieux fruits sucrés, mais à Kouki, on en mangeait peu, on préférait les écraser et laisser le jus fermenté. Cela produisait une boisson, le vin, qui était très apprécié en Chuntouna et dans les pays environnants.
Entre les rangs de ceps – c’est ainsi qu’ils nommaient un pied de vigne –, ils plantaient des pêchers. Ce sont des arbres, dont les succulents fruits juteux, les pêches, ont la taille d’une boule de neige et une peau douce comme le velours des bois des rennes au printemps.
Vivre au pied d’une montagne crache-feu est dangereux, mais les terres autour de celle-ci sont particulièrement fertiles, et donnent un parfum unique – très apprécié – au vin produit à partir du raisin qui y pousse. Koukins et Koukines étaient prospères.
Parmi eux, il y avait un couple, Luden et Jola. Ils étaient très amoureux l’un de l’autre, ils vivaient confortablement de leurs vignes, tous deux étaient dans la force de l’âge, ils avaient tout pour être heureux. À dire vrai, ils avaient presque tout, car il manquait l’essentiel à leur bonheur. Ils n’avaient pas d’enfant.
C’était un couple aimant, ils s’accouplaient souvent – non pas par acharnement afin d’avoir un enfant, mais parce qu’ils s’aimaient et que tous deux aimaient donner et recevoir du plaisir de l’autre – mais jamais Jola ne portait le fruit de cet amour. Pourtant, ils avaient tout essayé. En vain, ils étaient allés voir l’herboriste du village – un genre de chamane –, lequel était plus habitué à préparer des potions pour éviter la conception d’enfant que pour la favoriser. Sans plus de résultat, ils avaient écouté des anciens leur assurer que s’ils mangeaient beaucoup tel ou tel aliment très vite Jola attendrait un enfant, tandis que d’autres les informaient qu’il fallait absolument s’abstenir de manger telle ou telle victuaille, laquelle était quelquefois celle qu’un autre avait recommandé de manger plusieurs fois par jour.
Jola disait régulièrement à Luden : “Je t’aime, mais je ne te donne pas d’enfant. Va, trouver une gentille fille qui t’en donnera un.” Parfois elle remplaçait “gentille fille” par unetelle, chaque fois différente. Toujours, Luden répondait : “Il n’en est pas question, je t’aime, c’est de toi que je voudrais un enfant. Peut-être est-ce moi qui ne peux en concevoir. Alors, va, agrée un homme courageux, doux et bienveillant qui t’en fera un”, mais jamais il ne lui suggéra l’un ou l’autre, car il lui appartenait à elle de faire son choix — peut-être aussi craignait-il que Piedi ou Rodiou soient plus concrets qu’un “homme”. Comme vous vous en doutez, toujours Jola refusait, souvent elle répondait entre plaisanterie et inquiétude : “C’est parce que tu ne veux plus de moi, que tu me proposes d’en choisir un autre ?” Chaque fois Luden lui démontrait combien il voulait d’elle.
Bien que cet enfant tant désiré leur manquât, ils s’aimaient tellement que la plupart du temps, être l’un auprès de l’autre leur faisait oublier cette absence.
En ces temps-là. Krakoa était une aimable “montagne crache-feu”, elle ne crachait pas des pierres en fusion, par son sommet, en envoyant des roches brûlantes plus haut que les oiseaux ne volent ni n’en vomissait d’énormes quantités qui brûlent tout sur leur passage bien au-delà de ses pentes. Non, des bouches s’ouvraient sur ses flancs et Krakoa régurgitait de la pierre en fusion qui s’écoulait sur des distances guères plus longues qu’un vieux youlou.
Un jour, alors que Krakoa avait dégorgé du côté de leurs vignes, Luden et Jola se rendirent sur place pour évaluer les dégâts éventuels qu’auraient pu subir celles-ci. Cette nouvelle bouche s’était ouverte un peu au-dessus de leur vignoble, mais fort heureusement la coulée était passée à une dizaine de pas de leurs plantations.
Trois rangs de vingt ceps, ainsi que quatre pêchers, avaient été desséchés par la chaleur dégagée, il faudrait les arracher et les remplacer. C’était une perte modérée, un faible prix à payer en échange de l’abondance des récoltes sur les pentes de Krakoa.
C’est au moment où ils s’apprêtaient à redescendre au village qu’ils entendirent un cri.
Un seul cri ! Pas un cri déchirant ! Plutôt un cri d’appel ! Un cri incongru ! Un cri de bébé ?
Leur sang ne fit qu’un tour, eux tournèrent sur eux-mêmes une fois, deux fois, une troisième fois plus lentement, mais ils ne voyaient personne, ni homme, ni femme, encore moins le bébé qui aurait émis ce cri.
Leur désir d’enfant, les avait-il fait imaginer ce cri ?
Pourtant, tous deux l’avaient entendu, mais ils avaient beau insister, leurs recherches restaient vaines. Bouleversés, ils allaient renoncer lorsque le cri retentit de nouveau. Clair, net, un cri ! Sans aucun doute, il s’agissait d’un appel, venant de plus haut.
Ils gravirent la pente en longeant la coulée. Soudain ils le virent. Il était là, sur les roches ignées, à égale distance des bords du torrent de magma en cours de concrétion, inaccessible !
Ma gorge est sèche et mes forces déclinent, une collation serait la bienvenue. »
Lorsqu’il eut terminé les dés de foie d’ours et les œufs d’esturgeon le tout arrosé de vodka, l’Errant se lécha les doigts, couvrit d’un linge les plats qui n’étaient pas vides et déclara : « Je vous remercie tous, pour votre hospitalité, tout était délicieux et l’idée de mettre une herbe de bison dans la vodka est excellente.
Est-ce que l’un, ou l’une d’entre vous pense savoir pourquoi personne ne demande jamais ce qu’est un voleur de vie ? »
S’ensuivirent des murmures, que le bruit fait par les os – d’un pied de plantigrade – que broyait Oushka, pour en extraire la moelle, masquait partiellement.
Une jeune mère, que son nourrisson tétait goulûment, avança une hypothèse : « Ben ! Tu nous racontes les histoires d’un voleur de vie, alors tu vas bien nous l’expliquer ! »
L’Errant dodelina de la tête, attendit un peu avant de répondre :
« Tu n’as pas tort, heureuse maman, mais rien ne permet de dire qu’il en va différemment des faiseurs de déserts, pourtant il se trouve toujours quelqu’un pour poser la question. »
Il patienta de nouveau quelques instants, puis s’adressa à moi.
« Dis-moi mon garçon, de toi et ta jeune amie qui pourrait m’expliquer cela ?
— L…
— Stop ! s’écria-t-il. Si tu prononces un nom, je devrais partir. Ne le sais-tu pas ? À moins que tu ne souhaites mon départ ? »
Les derniers mots étaient ironiques, nul ne les prit au sérieux, à part moi.
« Alors, mon garçon, qui de vous deux ? réitéra-t-il.
— È, elle, c’est, c’est elle ! plus intellilligente (sic) ! bafouillais-je, encore troublé par mon impair.
— Jeune fille, à ton avis, quelle différence y a-t-il entre les faiseurs de déserts et un voleur de vie, pour que l’on m’interroge sur ce que sont les uns, mais pas sur la nature de l’autre ? demanda l’Errant à Lia.
— Je pense que nous n’avions aucune idée de ce que pouvait être un faiseur de déserts, mais chacun d’entre nous croit deviner ce qu’est un voleur de vies. Enfin ça c’était avant que tu ne poses la question, car depuis j’ai l’impression que ce n’est pas du tout ce que je croyais. Vas-tu, nous le dire, maintenant ? répondit-elle, me laissant bouche bée.
— Tu es futée, jeune fille, c’est exactement ça. Tu l’aimes bien, le garçon à côté de qui ma chienne a choisi de s’asseoir ? Oui, je le vois dans tes yeux. Alors, ne le laisse pas partir avec nous. Oushka a décelé en lui, la tentation pour l’Errance et plus particulièrement l’envie de conter. »
« Et mémé t’a gardé pour elle, puisqu’on est tous là !
— Lola, tu ne dois pas interrompre ton grand-père ! la tança Lia.
— Est rai, Oucha hoisir aschoir côté pépé ?
— Oui, Nior, les familiers des Errants — c’est comme cela que l’on appelle leurs animaux ; zibeline, chouette, renard, loutre, grand-duc, marmotte, épervier, chien ou autres — sont plus qu’ils ne paraissent. Ils sont les guides des Errants, ce sont eux qui décident où se rendre, le moment du départ, et beaucoup d’autres choses. En particulier, ce sont eux qui choisissent les élèves de leur Errant. Maintenant, taisez-vous, sinon votre grand-père va faire comme un Errant et réclamer une collation. On t’écoute, mon chéri. »
Selon son habitude, l’Errant enchaîna, sans transition :
« Luden et Jola le virent sur les roches ignées, à égale distance, des bords du torrent de magma en cours de concrétion, inaccessible.
Ils n’eurent aucun doute, c’était un œuf de dragon. Quel autre œuf aurait pu ne pas fondre sur un tel nid ?
Pour tout vous dire, c’était un œuf décalotté, comme le sont les œufs dont l’occupant – quelle que soit son espèce – est prêt à sortir ou l’a déjà fait. Ils s’étonnèrent, les cris qu’ils avaient entendus étaient bien ceux d’un bébé. Bien que comme tout un chacun, ils n’ignorassent pas que les dragons sont des créatures rusées et que leur magie est très grande, ils ne pouvaient accepter qu’un dragonneau leur ait joué un vilain tour. Aussi ne furent-ils qu’à demi surpris, lorsqu’ils aperçurent un petit poing serré, dépasser de la coquille.
C’est en courant, que Luden redescendit jusqu’au plus proche de ses pêchers desséchés. Il choisit une branche fourchue, plus haute que lui, saisit sa serpette – que tout vigneron porte à la ceinture –, coupa la branche, la débarrassa de ses ramilles et du plus fin des deux rameaux de la fourche. Il prit en main sa perche improvisée, la tenant par le rameau, il vérifia que celui-ci ne rompait pas quand il s’en servait pour soulever la branche et l’agiter. Luden remonta d’un bon pas vers Jola qui chantonnait une berceuse face à l’œuf. En marchant, il fit une entaille à l’extrémité de la branche.
La pierre en cours de solidification était encore assez chaude pour brûler la peau et les chairs, Luden utilisa donc la gaffe qu’il venait de fabriquer. Ses premières tentatives échouèrent, car manier l’outil improvisé par le petit bout n’était pas simple, mais Luden n’avait pas eu le choix, sa finesse ne permettait pas d’y tailler une encoche assez solide. Heureusement, Luden était adroit et jamais la gaffe n’effleura le magma, ce qui l’eut enflammée.
Lors de son quatrième essai Luden réussi à crocher la coquille. Il tira doucement, doucement, tout doucement, pour éviter que le croc ne ripe. Quand il eut amené l’œuf et son contenu à portée de main, il réalisa que le contact avec la coquille avait brûlé la gaffe, approfondit l’entaille et que la branche était sur le point d’être sectionnée. Comment un bébé soumis à une telle chaleur pouvait-il survivre ? Étaient-ils le jouet d’un dragon ?
Prudent, Luden appliqua le petit bout de la perche sur le côté de la coquille, aussitôt il grésilla. Luden mit fin au contact avant que le bois ne s’enflamme, il coupa l’extrémité brûlée et recommença, mais cette fois il appliqua le petit bout de la perche sur l’intérieur de la coquille. Rien ne se produisit, il laissa un assez long moment la gaffe en place, l’enfant cria. Jola mit fin aux tergiversations de Luden, elle tendit les bras, s’empara des poignets du bambin et élevant les bras, elle brandit l’enfant comme on l’eut fait d’un lapin écorché.
Tous deux l’examinèrent, l’admirèrent, l’adoptèrent, l’aimèrent dès cet instant. C’était une petite fille, de quelques jours, parfaitement constituée. Mais elle avait une particularité, ses yeux étaient ronds.
Pas rond comme le cercle que nous formons autour de ce feu, mais différent des nôtres. Plus ouverts, plus grands… plus ronds.
En redescendant vers le village Luden s’interrogea à haute voix : “Les dragons sont des créatures de feux, pourquoi la coquille de leurs œufs empêche-t-elle la chaleur d’y entrer ?
— crois-tu qu’ils ne pondent que dans le feu des montagnes crache-feu ? demanda Jola.
— Non, bien sûr que non !
— Alors, peut-être sont-ils conçus pour empêcher la chaleur d’en sortir, afin que leurs petits puissent se développer bien au chaud ?
— Tu as raison, répondit Luden en embrassant Jola. Cette jolie petite fille, notre petite fille n’a rien d’un dragon,” conclut-il en embrassant l’enfant, lové dans les bras de sa femme.
Néanmoins, quand arrivés au village, lorsqu’ils furent harcelés de questions : qui était cet enfant, d’où venait cette petite fille, n’avait-elle pas de parents, où l’avaient-ils trouvée ? Luden déclara l’avoir trouvée au pied d’un pêcher dans ses vignes. Jola abonda dans son sens, décrivant le nid de foin sur lequel la fillette était posée.
La nouvelle fit le tour du village, Luden et Jola avaient trouvé une enfant qui avait de grands yeux ronds couleur d’ambre. Certains, dont le sorcier, pensèrent que n’étant manifestement pas des leurs le bébé n’avait pas sa place parmi eux. Ils se rendirent auprès de ceux qui étaient réunis, autour du bambin qui gazouillait dans les bras de sa mère. À leur vue Luden bomba le torse prêt à défendre le cadeau que mère Nature venait de faire à son foyer. Le sorcier exigea de voir l’enfant, il le vit et l’enfant vit le sorcier, ce dernier dit alors à Jola : “Je vais te préparer la potion que je donne aux jeunes mères dont le lait ne monte pas assez vite, tu en prendras tous les jours et dans une semaine, tu devrais pouvoir nourrir ton enfant. En attendant, Doumali s’installera chez vous avec son fils, elle a assez de lait pour nourrir les deux”.
Personne ne sut jamais dire si tous ceux qui regardaient l’enfant tombaient sous son charme, ou si l’enfant charmait tous ceux qu’elle regardait.
Nul ne sait non plus qui posa la question. “Quel nom allez-vous lui donner ?” Toujours est-il que c’est l’instant où l’enfant choisit de balbutier areu. Luden et Jola se regardèrent, se sourirent et dirent en chœur “Elle s’appelle Areu !” »
« Je l’avais, je l’avais, je l’savais !
— Oui, c’est bien, Doujali, la calma Lia.
— Mémé, l’Errant, il a pas répondu à ta question, sur : c’est quoi un voleur de vie.
— Non, Judi, sans doute, a-t-il considéré qu’il s’agissait d’une question rhétorique – c’est une question que l’on pose sans en attendre de réponse. À moins que ce soit Oushka, qui ait jugé que cette question ne méritait pas de réponse. Chéri, tu veux bien finir, que tout ce petit monde aille dormir. »
« Luden et Jola avaient maintenant l’enfant qu’ils avaient tant désiré, Areu.
Areu était ce qu’ils avaient de plus précieux. Jola but toutes les potions, infusions et décoctions que lui préparait le sorcier, une semaine plus tard elle allaitait son bébé. Ce qui permit à Doumali de retourner, avec son fils, chez son mari, le sorcier.
Areu était une enfant merveilleuse, non seulement parce qu’elle était, sûrement, un don de mère Nature, mais aussi parce qu’elle était un bébé extrêmement facile, très agréable. Elle babillait, souriait à tous ceux qui la regardaient, tous ceux qui croisaient son regard étaient séduits.
Il y avait une communion rare entre Areu, Jola et Luden. Ces derniers pressentaient les besoins de l’enfant. La nuit, Areu avait faim, Jola s’éveillait et lui donnait le sein en fredonnant une berceuse. À peine, Areu s’était-elle salie que Juden s’éveillait et changeait son lange en la couvrant de baisers. Areu ne pleurait jamais.
Ils ne se quittaient plus, Luden allait tailler les vignes, Jola l’accompagnait, Areu confortablement installée contre son torse. Jola allait chasser le lièvre, Luden était à son côté, Areu confortablement installée dans son dos. Lorsque Jola et Luden s’accouplaient – tout aussi souvent qu’avant son arrivée –, Areu dormait profondément.
Puis Areu grandie, elle joua avec les autres enfants de Kouki. Tous, garçons et filles, étaient ses amis, elle ne se disputait jamais avec aucun d’entre eux, quand une chamaillerie naissait, elle souriait aux chicaneurs et ils mettaient fin à leur différend. Areu était une bénédiction.
Elle ne fut pas la seule marque de bienveillance que mère Nature prodiguât au village. Six années durant, il plut quand il le fallait et fit soleil aux meilleurs moments, pour que le raisin soit mûr à point, gorgé de sucre, et abondant. Kouki fut plus prospère que jamais. Le tonnelier dut former deux apprentis pour fournir à la demande. Les charretiers allaient livrer le vin de plus en plus loin. La troisième année, ce sont les charroyeurs des acheteurs qui virent suppléer ceux du village. La quatrième, c’est du lointain port de Villiane que vinrent des convois de tombereaux, car la réputation du vin de Kouki avait traversé la mer.
Dans ces pays, on ne pratiquait pas le troc, comme ici. Les habitants utilisaient des rondelles d’or, d’argent ou de bronze pour tout échange, ils nomment ces rondelles des “pièces”. Tu veux échanger un renne contre des peaux tannées, tu reçois des pièces pour ton renne et tu donnes des pièces pour avoir des peaux. Si, si, ça sert à quelque chose.
Si aucun de ceux qui ont des peaux tannées à troquer ne veut d’un renne, tu troques ton renne avec quelqu’un qui en veut un, mais n’a pas de peaux ; en échange, il te donne des pièces. Puis, tu troques les pièces reçues contre les peaux tannées de l’un de ceux qui en ont, mais ne veulent pas de renne. Lorsque tu échanges quelque chose contre des pièces, ils disent que tu “vends la chose”. Quand tu donnes des pièces contre un objet, ils nomment cela : “acheter” l’objet. Si tu troques ton renne contre des peaux, on te remet un nombre de peaux pour que leur valeur soit équivalente à celle de ton renne, mais peut-être n’as-tu pas besoin de tant de peaux. Dans ces pays-là, on te donne des pièces pour la valeur – ils disent le “prix” – de ton renne. Ensuite, tu achètes le nombre de peaux dont tu as besoin pour le prix de ces peaux, et s’il te reste des pièces, tu les gardes, pour acheter d’autres choses plus tard.
Kouki prospérait, ses habitants prospéraient, mais Koukins et Koukines étaient des gens simples. La prospérité ne changeait pas leur mode de vie, ceux qui avaient des vignes s’occupaient de leurs vignes, le tonnelier fabriquait des tonneaux, les charretiers transportaient les tonneaux. La vente du vin avait toujours suffi à nourrir tous les habitants qu’ils aient ou non des vignes, ils étaient solidaires comme il convient de l’être dans un clan.
De son côté, Areu grandissait, c’était une enfant particulièrement intelligente, tellement intelligente qu’elle prenait soin de ne pas le paraître plus que les enfants de quelques mois de plus qu’elle. Mais quand on la regardait attentivement, on arrivait à déceler ce petit quelque chose qui faisait penser que, peut-être, elle jouait le rôle d’un enfant de son âge.
Les pièces d’or s’accumulaient – les pièces d’or avaient une valeur beaucoup plus importante que celles d’argent, lesquelles valaient plus que celles de bronze. On avait bien réussi à leur vendre quelques babioles inutiles comme des assiettes et des coupes en argent, mais ils continuaient à utiliser leurs ustensiles de terre cuite. Koukins et Koukines avaient offert des bracelets et des colliers à celles et ceux qu’ils aimaient, mais les bijoux devaient être simples et près du corps pour ne pas les gêner dans leurs tâches quotidiennes. Ils jugeaient les vêtements de tissus fins et précieux, fragiles et peu adaptés à leurs occupations, alors ils n’en achetaient pas. Ils n’achetaient donc que des ornements peu onéreux – qui coûtaient peu de pièces.
Peut-être, un jour, leurs enfants ou leurs petits-enfants changeraient-ils de façon de vivre, peut-être feraient-ils travailler d’autres gens à leur place et vivraient-ils comme des nantis. Mais eux vivaient comme ils avaient toujours vécu, de la façon qui les avait toujours rendus heureux. Aussi Kouki n’était ceint d’aucune muraille, pas même d’une palissade, et aucun guerrier n’y résidait. Le sorcier était persuadé qu’Areu, qu’en son for intérieur il appelait Krakoanyn, était la fille de dame Nature. Oubliant que : ce que dame Nature donne, dame Nature finit toujours par le reprendre. Il avait la certitude que pour les remercier de la façon, dont Jola, Juden et tous les habitants du village du plus jeune au plus âgé prenaient soin de sa fille, non seulement elle assurait leur prospérité, mais qu’elle les protégeait de toutes calamités.
Mais vous savez comment se propagent les nouvelles, l’un parle de ce village paisible et prospère, le second raconte l’histoire de ce village de vignerons très riches, le troisième décrit ce pays de cocagne dépourvu du moindre guerrier. Cela finit toujours par arriver dans l’oreille d’un brigand, ou dans celles d’une bande de pillards.
Un matin, juste avant l’aube, Areu s’éveilla en sursaut, elle secoua ses parents pour les réveiller, oubliant toute retenue, elle cria : “réveillez-vous, ils arrivent, ils veulent tuer tout le monde ! Des pillards, montés sur un monstre, viennent nous tuer !” Elle sortit de la maison, courant dans tous les coins du village, elle hurlait des mots d’adulte : “Sauvez-vous, dispersez-vous, gagnez les grottes, sur les flancs de Krakoa !”
Mais il était trop tard. Sans doute, avait-elle dormi trop profondément, mais le faiseur de déserts entrait déjà dans le village, trente scélérats étaient sur son dos. Sur le second segment se tenait le Youlier, qui dirigeait les déplacements de l’animal en orientant sa tête à l’aide de crochets. De diverses ethnies tous appartenaient à la lie de la société. Agacé par cette gamine qui criait des mots qui – bien qu’il ne les comprenne pas – ne pouvaient qu’être des cris d’alarme, l’homme qui était assis juste derrière le Youlier, sauta au sol. Il était armé d’une grande lame, il se précipita sur l’enfant pour la faire taire. Areu se tourna vers lui, mais elle ne réussit pas à croiser son regard, car Tunois – tel était son nom – regardait par-delà l’enfant deux hommes et une femme qui, ne tenant aucun compte des admonitions d’Areu, se précipitaient vers l’enfant et lui. Le premier brandissait une fourche à trois dents de bois, la femme n’était armée que de deux serpettes, le dernier, que sa musculature désignait comme forgeron, balançait une masse au bout de son bras.
Tunois, sans même baisser les yeux, d’un geste mainte fois répété, saisit Areu par les cheveux, la fit pivoter et l’égorgea, comme on égorge un oison. Face aux trois arrivants.
Luden poussa un cri d’ours en colère, il accéléra et de la fourche qu’il tenait comme une lance, il percuta Tunois. Lequel n’avait même pas essayé de parer l’attaque, il fut projeté en arrière et retomba assis, hébété.
Dévastée, Jola prit sa fille dans ses bras, soutenant sa tête, comme elle le fit lorsque trop petite, déjà, celle-ci ne pouvait la porter. Ses larmes se mêlaient au sang de sa fille qui inondait sa poitrine, ses bras et son visage qu’elle pressait contre le corps sans vie. C’est comme une délivrance qu’elle accueillit la mort.
Car tous les bandits s’étaient répandus dans le village. Ils appartenaient à ce qu’il y a de pire dans la création, ils tuaient avec délectation, n’épargnaient personne, ne laissaient aucun survivant, n'emmenant aucun prisonnier, pas même les plus jolies femmes. Areu, Luden, Jola et le forgeron furent les premiers à mourir. Le sorcier fut dans les derniers, il implora Krakoa de vomir tout le feu qu’elle avait en elle, mais elle resta endormie.
Les assaillants se livraient à des abominations sur les femmes et les enfants, avant de les tuer ou après. Ils détruisaient et incendiaient, ils pillaient. Ils mangeaient, en marchant et en tuant, les vivres qu’ils trouvaient ; ils buvaient le si réputé vin de Kouki, mais ils ne mettaient pas en perce les tonneaux, ils les brisaient à coups de hache. Ils cherchaient les pièces d’or des habitants et les trouvaient sans peine, car elles n’étaient pas cachées.
Parfois, l’un des pillards passait à côté de Tunois, qui était toujours assis là où Luden l’avait fait tomber, hagard. S’inquiétant de lui, ils lui disaient “réveille-toi, tu vas tout rater, il y a encore quelques survivantes, bon, moi j’y vais !” ou “tu vas bien ? T’as pas l’air, merde, t’as rien, bouge !” Mais jamais ils ne s’arrêtaient auprès de lui, le plaisir de la mise à sac passait avant la sollicitude envers l’un d’eux.
L’histoire aurait pu en rester là, mais quand Tunois trancha la gorge d’Areu, il ne trancha pas que chairs, voies respiratoires, veines et artères ainsi que le gosier. Il trancha, également, le lien qui reliait Areu à ce corps.
Areu quitta le corps en même temps que la vie. Areu sut immédiatement ce qu’il devait faire pour ne pas disparaître. Areu n’avait plus de corps, Areu n’était plus une fillette de six ans, Areu était un esprit.
Il vit la pensée de Tunois, il s’en approcha et commença à s’enrouler autour d’elle. Il étouffait la pensée de son assassin, mais doucement il s’effilochait comme un nuage. Il s’inquiéta, allait-il disparaître en annihilant la pensée qu’il enserrait ? Il comprit, il avait décrit une hélice de droite à gauche autour de la pensée de Tunois. En pratiquant ainsi il tuerait Tunois, mais il se désagrégerait. Il s’empressa de dérouler la spirale et recommença en montant de la gauche vers la droite. Il éteignit la pensée de Tunois et absorba ses connaissances. Areu était très jeune, après en avoir éliminé l’occupant précédent, il mit longtemps pour appréhender, maîtriser et coordonner son nouveau corps.
Il se leva, marcha quelques pas, plia les genoux, ramassa un caillou, visa une fenêtre à quelques pas, lança et atteignit sa cible. Puis il se rendit auprès du youlou, s’empara de la trompe accrochée sur le second segment de la bête, dans laquelle il souffla.
Très rapidement, toutes les vermines se rassemblèrent, se demandant qui avait sonné l’alarme et quel était le danger qui les guettait. “Tunois, qu’est-ce que tu fous, bordel !”, s’enquit leur chef, Malobi.
“Je suis Areu, j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne !” »
« Allez tout le monde au lit !
— Mais, mémé, pourquoi il s’est arrêté comme ça pépé ?
— Parce qu’il conte, comme l’Errant le fit. C’est sur ces mêmes mots que l’Errant se leva et quitta le cercle, accompagné par sa chienne, pour aller se coucher. Maintenant, j’ai dit au lit, pas de discussion ! Comme nous à l’époque, vous entendrez la suite demain soir ! »

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20 août 2021

La deuxième nuit

Voici comment j’eus connaissance de “La geste d’Areu, voleur de vies”.
En cette seconde nuit de la Tripade, nombre de clans nomades étaient réunis à Tismi.
Tismi est un lieu de rassemblement dégagé, à la limite de la toundra et de la taïga, où se réunissent les clans à certaines occasions comme les Tripades.
Le lendemain arriverait une nouvelle vague de clans, le surlendemain, si la Tripade continuait, arriveraient ceux dont les campements étaient les plus éloignés de Tismi.
La réunion des trois lunes dans le ciel est un bon présage, et si la Tripade dure assez longtemps pour que les lunes forment un triangle une longue période de prospérité s’ensuivra. Du moins, c’est ce que prétendent les anciens et les chamanes. Nul ne sait prévoir quand se produira une Tripade ni combien de temps elle durera. Certains chamanes parlent de cycles, mais du temps de mon grand-père, suivant les certitudes du chamane, notre clan était allé à Tismi, pour une première nuit de Tripade qui n’a jamais eu lieu. Cette mésaventure est arrivée à d’autres clans, aussi tous ne lèvent le camp pour se rendre à Tismi qu’après la première nuit de Tripade et parfois lorsque la Tripade dure moins de quatre nuits, ceux qui sont loin interrompent leur voyage avant d’arriver ici.
Peu avant le coucher du soleil, nous avions allumé un grand feu, autour duquel tous s’assirent, selon la tradition, il y avait cinq rangs, aux premier et deuxième se trouvaient les enfants, au deuxième et au troisième les mères et les nourrissons, au quatrième les anciens et au dernier les hommes, certains restaient debout. C’est à ce moment qu’arriva l’Errant. Tu imagines sans peine notre joie.
Les Errants n’ont pas de nom, chacun a un animal familier avec lequel ils parcourent la terre allant de clan en clan. Certains chantent, d’autres jonglent ou dansent sur un fil tendu entre deux piquets, il en est même qui font les pitres. Je n’en avais encore jamais vu, mais comme tout le monde, je savais ce qu’ils étaient. Celui-ci était plutôt âgé, mais il marchait néanmoins d’un bon pas et il tenait fermement le bâton, symbole de son statut d’Errant. Les cercles s’ouvrirent pour le laisser passer. Une fois au centre il regarda les enfants et il s’adressa à Lia et à moi :
« Feriez-vous de la place entre vous pour Oushka et moi ? »
N’en croyant pas nos oreilles nous nous éloignèrent l’un de l’autre, incapables de prononcer un mot. Il s’assit à côté de Lia et Oushka s’installa entre lui et moi. Oushka était une chienne, mais très différente de ses congénères qui gardent nos troupeaux. Elle glissa sa tête sous mon bras et n’eut de cesse que je lui gratte le cou.
D’une voix forte, harmonieuse et bien posée l’Errant dit : « Je suis un conteur. Il y a-t-il un conte, une légende, une épopée ou une chronique que vous souhaitez entendre ? »
C’est du rang des anciens qu’une voix de femme se fit entendre :
« “La geste d’Areu”. Conte-nous “La geste d’Areu” !
— Oui “La geste d’Areu” ! enchaînèrent d’autres voix.
— C’est un très bon choix, la geste est si longue que l’on n’en conte jamais tous les vols, et vous en avez peut-être déjà entendues qui ne sont qu’inventions. Écoutez “La geste d’Areu, voleur de vies” :
La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très très loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore.
— C’est quoi les faiseurs de déserts ? demanda une petite fille.
— Chuttttt, la sermonna sa mère. »
Oushka renonça provisoirement à mes gratounes, pour aller lécher le nez de la fillette avant de revenir quémander des crouchs. Entre-temps l’Errant avait repris la parole.
« Mon enfant, comme vient de le faire remarquer Oushka, tu as raison. J’oublie que dans ce Grand Nord, vous n’avez jamais entendu parler des faiseurs de désert. Avant de commencer cette première fois, je vais vous parler des faiseurs de déserts. »
Puis il s’adressa à moi, m’appelant mon garçon. Il me demanda successivement, si je venais de la taïga, si j’avais déjà vu des mille-pattes, si je connaissais ceux qui ont une carapace d’un rouge presque noir et prennent la forme d’une spirale quand ils sont effrayés. Je répondis par l’affirmative à chaque question. Ensuite il prit la parole, s’adressant tantôt à moi, tantôt à tous sur le même ton.
« Mon garçon, dans un moment, lorsque l’on m’offrira une collation, avec la jeune fille qui était assise à ton côté et qui l’est maintenant au mien, tu iras chercher l’un d’eux dans les feuilles mortes. La tombée de la nuit est propice à leurs activités.
Les youlous appartenaient à la même famille que le mille-pattes, un iule, que ces chers adolescents nous rapporteront d’ici peu. Mais ils étaient beaucoup plus gros, hauts comme la moitié d’un homme fait, leur longueur augmentait avec l’âge. En effet ce sont des diplopodes. Ce qui signifie qu’ils sont constitués de plusieurs segments, comme les abeilles ont deux segments, celui de la tête est séparé de celui qui porte le dard par un rétrécissement. Voici ce qu’est un segment.
À la naissance les youlous ont six segments, dont la tête à un bout et la queue à l’autre. Chaque année, lorsqu’ils abandonnent leur carapace et en génèrent une nouvelle – on dit qu’ils muent –, ils gagnent un segment supplémentaire. Chaque segment a deux paires de pattes, sauf les deux premiers et le dernier qui n’en’ont qu’une. Il faut trois segments pour faire la longueur d’un homme fait.
Ma jeune amie et toi, mon garçon, je crois qu’il est temps d’aller chercher un mille-pattes comme celui que je vous ai décrit. »
Dès que Lia et moi nous levâmes, trois ou quatre chefs de clan apportèrent des offrandes à l’Errant. Nous ne mîmes que peu de temps pour trouver un iule. Seuls, oubliés de tous, nous primes un moment pour échanger quelques baisers avant de regagner le cercle. Lorsque nous revînmes, l’Errant mangeait des morceaux de langue de renne fumée, tandis qu’Oushka débarrassait un os des restes de viande qui y étaient attachés, aussi consciencieusement que des fourmis l’auraient fait. L’Errant se lécha les doigts, prit un gobelet, but une gorgée et dit : « ma fille, assieds-toi ! Toi mon garçon tu vas faire le tour du feu et montrer ton iule à tous ceux qui ne savent pas de qui l’on parle, et moi je vais finir ma collation. »
Quand je repris ma place à côté de la chienne celle-ci, absorbée par sa tâche, m’ignora complètement. L’Errant couvrit d’un linge les plats qui n’étaient pas vides, vida son godet et déclara : « Merci à vous tous pour votre hospitalité, tout était délicieux et ce Lakka 1 est revigorant. Reprenons :
Maintenant que même les plus petits ont vu à quoi ressemble un iule, sachez que les youlous leur ressemblaient, mais ils étaient beaucoup beaucoup plus gros. Un youlou vivait deux à trois fois plus longtemps qu’un homme. Fermez les yeux et imaginez un vieux youlou, haut comme un leu et long comme une centaine d’entre eux défilant à la queue du leu, le leu. Rassurez-vous ! Les plus petits – ceux âgés de moins d’un an – qui avait six segments, étaient longs comme deux leus seulement, ensuite ils grandissaient chaque année d’un segment.
À l’époque qui nous intéresse, dans le sud lointain, les hommes faisaient l’élevage des youlous, comme vous des rennes, ils les utilisaient comme animaux de trait, de bât et de monte. En particulier les peuples guerriers.
Il faut savoir qu’en ces régions, il n’y avait que très peu de cueilleurs et de chasseurs. Les gens n’étaient point nomades, ils vivaient dans des habitations faites de pierres ou de briques de terre cuite. Ils vivaient dans des villages – ce sont des campements où les gens restent en permanence – dans lesquels vivaient un ou deux clans, ils étaient essentiellement cultivateurs et éleveurs. Il existait aussi de très gros villages, nommés villes, qui regroupaient de nombreux clans, dans les villes souvent les gens ne pratiquaient qu’une activité. L’un tissait, l’autre tannait, le troisième faisait de la poterie, un autre encore forgeait ou il exerçait une autre activité plus ou moins utile. Certains ne faisaient que se battre, quand ils ne faisaient pas la guerre, il se préparait à la faire, mais il y avait encore plus étrange, les chefs ne faisaient rien d’autre que commander ! Non, je n’invente rien, un chef disait aux autres ce qu’ils devaient faire, et il était nourri, logé, vêtu, et choyé pour cela. Oui, c’était un pays de fous.
Ces gens entouraient leurs villes de hautes murailles – ce sont des palissades faites avec les mêmes matériaux que les habitations. Certaines avaient des murailles hautes comme dix hommes faits, voire plus. Mais elles n’étaient pas un obstacle pour des youlous montés par une centaine d’assaillants chacun. Ces animaux étaient si longs, qu’ils étaient capables de monter le long d’une muraille haute de dix hommes faits, de redescendre de l’autre côté et de pénétrer à l’intérieur de la ville sur une profondeur égale à la hauteur de la muraille, alors que leurs derniers segments étaient encore sur le sol à l’extérieur de la ville.
Par ailleurs, la chitine de la mue des youlous servait à fabriquer des boucliers et des cuirasses très légères et très résistantes pour les guerriers.
Chaque peuple élevait donc le plus de youlous possible, mais si dame nature avait fait les youlous mangeurs de feuilles mortes, elle n’avait pas prévu qu’ils seraient si nombreux. Plus un youlou vieillit, plus il est grand ; plus il est grand, plus il mange ; plus ils sont nombreux, plus il leur faut de nourriture. Même si quand ils mangeaient les feuilles mortes et autres déchets végétaux les youlous favorisaient la pousse des plantes, ils ne faisaient pas s’agrandir la terre sur laquelle poussaient les plantes.
Il arriva un jour ou leur nombre fut si grand qu’il n’y eut plus assez de feuilles mortes pour tous les nourrir, alors, ils se mirent à manger les feuilles sur les plantes, plus tard, les tiges et l’écorce des arbres, puis enfin les racines des plantes.
Ainsi naquirent les déserts, et ainsi disparurent les faiseurs de déserts, dont le vrai nom était youlou.
C’est dans ces contrées-là quand il y avait encore des faiseurs de déserts que commence “La geste d’Areu, voleur de vies”, mais il est trop tard ce soir pour que je vous conte cette première fois. Restaurons-nous ! »
Lia osa poser la question que tous avaient sur la langue :
« Errant combien de temps resteras-tu ? Auras-tu le temps de nous conter la geste en son entier ?
— Il y a ici plus de dix clans, d’autres vont encore arriver, nous restons habituellement une ou deux soirées dans un clan, nous resterons aussi longtemps que nous serons les bienvenus jusqu’à la fin de la Tripade, sauf si Oushka décide que nous devons partir avant. Quant à la geste, je l’ai dit, personne ne la conte jamais en entier. »
C’est ainsi que ce premier soir, je n’entendis de “La geste d’Areu, voleur de vies”, que : « La première fois, c’était il y a très longtemps et c’était très, très, loin au sud. Cela date du temps où les faiseurs de déserts existaient encore. »

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Note :
1) Lakka ➢ Liqueur finnoise (d’une vingtaine de degrés) obtenue par macération dans l’alcool de lakkas, baies également dénommées mûres arctiques en Finlande ; chicouté, margot, mûre blanche, ronce des tourbières, plaquebière (déformation de « plat de bièvre », c'est-à-dire nourriture de castor) au Québec ; platebière ou plate-bière (idem) à Saint-Pierre-et-Miquelon.

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