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03 octobre 2021

Retour à Kouki

Dame Nature avait amplement souscrit au souhait d’Areu. Pendant les cinq jours qui avaient suivi le drame, le vent avait soufflé les cendres d’Areu, de ses parents et de tous les Koukins et Koukines vers Krakoa, afin qu’elles se mêlent aux siennes.
Aux environs de Kouki, tout le monde avait entendu parler de la découverte – dans un œuf de dragon décalotté qui surnageait sur une coulée de lave incandescente –, d’une nouveau-née par un couple de Koukins, Luden et Jola. La population circonvoisine était partagée en deux catégories aussi distinctes qu’homme et femme.
Il y avait ceux qui lors d’une visite à Kouki avaient eu l’occasion de croiser le regard de la fillette. Ceux-ci étaient persuadés qu’Areu était une bénédiction offerte à ses parents par dame Nature.
Et les autres, beaucoup plus nombreux. Lesquels avaient entendu cette histoire, de la bouche de Koukin ou Koukine, voire par ouï-dire.  Parmi ceux-là, la plupart effectuaient un geste de conjuration lorsqu’ils entendaient le nom Areu.
Une vingtaine de jours, après le saccage, un charroyeur – venu prendre livraison de la commande d’un négociant de la lointaine Dupart – entra dans un village qui avait manifestement été ravagé par les flammes. Ébaubi, il regardait sans comprendre les habitations dépourvues de porte, de toit et de volets, dont les ouvertures béaient dans les murs en pierre de lave. Lorsqu’il eut suffisamment repris ses esprits pour se mouvoir, il descendit de son haquet et entra dans la maison la plus proche, chacune des pièces ne contenait que de la cendre. Il en visita une seconde, une troisième, une quatrième, toutes dans le même état. Ce n’est qu’au sortir de la cinquième qu’il pensa à héler d’éventuels habitants, il s’égosilla en vain aux quatre coins de Kouki, il ne rencontra ni homme ni bête. N’ayant trouvé ni vin ni vigneron, le charretier dut se résoudre à reprendre la route pour Dupart. À la bourgade la plus proche, Brouma, il fit part de sa découverte.
Le chef du village de Brouma, son sorcier et une délégation se rendirent à Kouki, ils firent les mêmes constatations que le haquetier. De retour à Brouma, le chef envoya des émissaires dans toutes les localités environnantes.
Mais qu’avait-il bien pu se passer à Kouki ? se demandait tout un chacun.
Très vite, quelqu’un fit une supposition. Personne ne se souvient par qui – ni même où – avait été émise l’hypothèse, que peut-être, un dragon était venu chercher la fillette !
Un autre mit aussitôt en doute le récit de Luden et Jola, l’œuf était probablement intact lorsqu’il l’avait découvert, c’était sûrement eux qui avaient brisé la coquille, la créature qui se trouvait à l’intérieur avait pris la forme de la première chose qu’elle vit, Jola.
Une femme, plus raisonnable, fit remarquer qu’il était beaucoup plus plausible que le village ait été attaqué par des malandrins que par un hypothétique dragon que personne n’avait vu.
« En connais-tu toi des brigands, qui razzient un village et s’en vont, sans en attaquer d’autres dans les parages ? Pas même un seul ? Et les survivants ou cadavres, hein ? Ils sont passés où les villageois, morts ou vifs ? Tu es montée là-haut, tu as bien vu, il ne reste rien ! lui fut-il rétorqué.
— Si, justement, il y a cette plate-forme à l’extérieur du village, sur laquelle gisent des os, dont trois crânes. C’est un dragon qui a réalisé cette construction et y a déposé des restes d’humains ? s’enquit-elle.
— À l’évidence, les Koukins ont tenté de calmer le dragon par une offrande expiatoire, il s’agit probablement du couple qui avait volé l’œuf et du sorcier, lequel ayant failli en acceptant la créature dans le village s’est sacrifié pour racheter son manquement ! répliqua un sorcier.
— Et le dragon a recraché les os ?
— Tu te crois maline, femme, mais au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, la bête ne semble pas avoir accepté le marché. Et avant que tu ne t’interroges, c’est moi qui vais te poser une question. Si tu devais être offerte à un dragon ne préférerais-tu pas que l’on t’égorge – comme le sorcier égorgea les deux responsables de ce malheur puis mit fin à ses jours – avant que le dragon ne te déchiquette ? »
Ainsi naquit la fable de la vengeance du dragon.
Puis elle gagna les cités plus lointaines. Plus le temps passait, plus elle se propageait loin, plus elle s’enrichissait. Du gigantisme de la dracène. Des couleurs rouge et or de ses écailles. De son cri terrifiant que l’on entendit jusque dans les villages les plus éloignés. Comment : à la vue de la bête, Areu se défit de son apparence humaine pour revêtir celle de sa véritable nature. Comment : elle fut la première à cracher du feu sur ceux qui lui avaient accordé l’hospitalité, aussitôt imitée par sa mère. Comment : elles anéantirent toute forme de vie à Kouki. Comment : un terrible dragon se joignit aux dracènes pour ravager tous les villages voisins. Arrivée au port de Villiane, elle relatait que toute la région avait été dévastée. Parvenue au-delà des mers, elle rapportait qu’un pays entier avait été annihilé.
Quelques années plus tard lorsque Areu le noir entendit cette mystification, ce qui persistait de la personnalité de Mataï en lui, transforma la douleur qu’il ressentit en une terrible colère. Il fit rassembler sa horde de plus de quatre cents guerriers et mit le cap sur Kouki. Selon son habitude, il était assis juste derrière le youlier.
« Pourquoi nous rendons-nous là-bas ? Libérateur, demanda Tonaki.
— Tu n’as pas entendu ? Je suis un dragon. Collectivement, vous en êtes un autre. J’ai exterminé la population de Kouki et des villages alentour. Ne convient-il pas de mettre la réalité en conformité avec cette fable ?
— Libérateur, ne risques-tu pas de faire saigner ton cœur, plus que ceux-là mêmes qui savent que la destruction de leurs villages n’est que mensonge.
— Où crois-tu donc qu’est née cette histoire de dragon ? Qui a transformé mes parents en voleurs qui auraient introduit un monstre Kouki ? Et qui serait ce monstre, crois-tu donc ?
— Je ne te parle pas de ceux-là, Libérateur, je te parle de toi, de ton cœur et de tes parents, que te diraient-ils ?
— …
— Le pire que tu puisses faire, c’est donner raison à tes calomniateurs, aurait dit Jola ! Écoute ta mère, aurait renchéri Luden ! Changement de cap, nous reprenons notre route vers la mer. », répondit Areu le loir après un long silence, au cours duquel il fit taire la violence intrinsèque des cellules de Mataï.
Plus de mille ans après, le village de Kouki n’avait jamais été repeuplé. La fable de la vengeance du dragon avait depuis longtemps été reléguée au rang d’histoire destinée à effrayer les enfants. Mais à chaque fois que quelqu’un se rendait à Kouki, Krakoa grondait, fumait et menaçait de cracher un torrent de lave.
Les vignes avaient été abandonnées, les murs en pierre de lave des habitations persistaient. Les traces de suie, témoin du drame, qui s’était produit ici, avaient depuis longtemps été lavées par les pluies, les ouvertures béaient, la végétation avait envahi certaines demeures.
Lorsque pour la première fois, depuis la mort de ses parents, il revint à Kouki, Areu le sage était dans la force de l’âge, vêtu d’une robe drapée – entre toge et cīvara – beige qui mettait en valeur sa peau cuivrée, ses yeux aussi noirs que ses cheveux tressés en une natte battant son dos. Krakoa ne se manifesta pas.
Il était accompagné d’un homme, plus jeune de moins d’une dizaine d’années, qui conduisait un chariot auquel était attelée une mule. Les deux hommes s’adressaient l’un à l’autre en s’appelant “mon ami”, mais ils parlaient si peu que l’on put croire qu’ils échangeaient par un autre moyen que la parole.
Pendant qu’Areu le sage se recueillait dans la maison de ses parents, son ami attendit à l’extérieur de la maison en flattant la mule. Puis tous deux se rendirent dans les vignes de Luden et Jola. Ils abattirent un pêcher, le débitèrent en planches, qu’ils chargèrent sur le fardier.
En une vingtaine de jours, ils avaient clos et couvert dix-huit habitations. Quelles sciences utilisèrent-ils pour réaliser un tel travail en si peu de temps ? Nul ne le sut.
Je suis Ulep Jgeaaēl, lorsque je reçus une invitation d’Areu de sage, je me mis en route toutes affaires cessantes.
Areu le sage m’avait invité à un symposium, dans le lointain pays de Chuntouna. Je ne saurais dire pourquoi j’accordai du crédit à son existence et dans l’affirmative à la possibilité qu’il m’invite. Cet homme était une légende, on disait qu’il parlait soixante-treize langues, dont dix-neuf mortes, et onze dialectes. Comment aurais-je pu refuser ?
Conformément aux instructions que j’avais reçues, arrivé à Brouma – après cent neuf jours de voyage –, je pénétrais dans la taverne du dragon, qui se trouvait sur la place centrale de cette petite ville.
Bien évidemment, à ce moment, je ne compris pas l’ironie contenue dans le nom du lieu de rendez-vous, qu’Areu m’avait fixé.
Je m’adressais à l’homme qui se tenait derrière le bar, astiquant ce dernier avec un chiffon, probablement le tavernier. « Je vous souhaite une bonne journée, je désire me rendre à Kouki, pourriez… »
Avant que je n’aie terminé de poser ma question, il tendit le bras vers un homme assis à une table et dit : « Il vous y mènera, vous prendrez bien le temps de boire une bière ? » Je ne pus décliner.
Celui qu’il m’avait désigné était un véritable athlète, grand et musclé. Il se présenta comme l’ami d’Areu, m’informa qu’il m’attendait, que j’étais le premier arrivé des dix-sept invités et le seul attendu aujourd’hui. Dès que j’eus fini de me désaltérer, il m’engagea à le suivre. Il déposa mon maigre bagage dans un chariot, me convia à m’asseoir à son côté sur le banc de conduite, et lança « allez, à la maison ! » à la mule attelée au véhicule.
À Kouki, l’homme me mena auprès d’Areu – il existait véritablement, à sa vue, je n’eus aucun doute, il émanait de lui une telle aura que tout ce que j’avais entendu me sembla bien en dessous de la réalité – qui terminait de fabriquer un lit dans une maisonnette.
D’une grande humilité, il s’excusa de ne pouvoir interrompre ses travaux, car l’équipement des habitations destinées à ses hôtes devait être achevé avant que tous ne soient arrivés.
« Quand vous vous serez installé dans celle qui vous est attribuée, je vous invite – s’il vous agrée de converser avec des hommes qui travaillent simultanément – à venir nous rejoindre mon ami et moi dans cette habitation ou sa voisine. »
Son ami – jamais ils ne s’adressèrent l’un à l’autre, autrement que par “mon ami”, jamais Areu ne nous parla de son ami en employant d’autres mots – me guida jusqu’à la maison qui serait la mienne pendant mon séjour à Kouki, dans laquelle il déposa mon bagage, avant d’aller seconder Areu.
Lorsque je les retrouvais, n’étant pas maladroit, je leur proposais mon aide. Précisant que je n’y étais pas tenu, Areu accepta volontiers. Ce premier jour, il disserta essentiellement de mes œuvres, je fus surpris de la connaissance et de la compréhension qu’il en avait. Nos échanges étaient passionnants et passionnés. Son ami parlait très peu, mais de temps en temps, Areu, du regard, quêtait son approbation, qu’il obtenait d’un sourire.
Chaque jour, l’ami d’Areu – pas plus que les autres, je ne me permis de m’enquérir de son nom – faisait l’aller-retour à Brouma, ramenant d’un à trois nouveaux hôtes. Chaque jour, nous devisions des œuvres de chacun, les débats étaient si riches et l’étendue de l’érudition d’Areu telle qu’aucun d’entre nous ne songea à demander à notre amphitryon, pourquoi il nous avait réunis.
À la fin du troisième jour, tous les aménagements, y compris ceux de la maison commune, étaient terminés.
Le septième jour, les deux derniers participants arrivèrent.
J’attire, ici, votre attention, sur le sens de l’organisation et toutes les connaissances mises en œuvre pour que dix-sept personnes, habitant dix-sept lieux différents (situés à des distances variant de celle qui séparait Kouki de la capitale du pays voisin, à celle qui séparait Kouki des antipodes pour la plus longue), arrivent ici au cours de ces sept jours.
Quand et d’où a-t-il envoyé la première invitation, non pas, à celui – ou celle – dont le voyage prendrait le plus de temps, mais à celui – ou celle – dont le délai de livraison, de l’invitation, ajouté à la durée du voyage donnait le nombre de jours le plus élevé. Ainsi de suite. Sachant que lui-même devait être sur la route – pour arriver avant nous – lorsqu’il envoya les dernières.
Vous remarquerez que la complexité du problème est telle, que l’exprimer clairement est une gageure, dont j’ai beaucoup de mal à me sortir.
Areu, son ami, les auteures et les onze écrivains, nous parlions tous la langue haute, ce qui dispensa Areu de tenir le rôle d’interprète.
Je ne citerais aucun nom, et pour éviter toute polémique, avec ceux qui n’étaient pas présents, je dirais simplement – ma modestie dut-elle en souffrir – qu’Areu avait convié auprès de lui dix-sept des dix-neuf meilleures plumes du monde – romanciers, historiens, poètes, dramaturges, conteurs et aèdes – des deux sexes.
Le lendemain matin, Areu nous réunit dans la maison commune. Alors que son ami passait entre nous pour distribuer à chacun une tablette en pierre de lave et un style, Areu nous déclara :
« Je vous ai rassemblés ici, pour vous conter l’histoire la plus extraordinaire qui soit, afin que vous la rapportiez au monde. Cette histoire est la mienne. À tout moment, ceux qui le désireront pourront nous quitter, mon ami les reconduira à Brouma. Je jouis d’une confortable fortune, aussi je dédommagerai ceux qui estimeront qu’en les invitant à venir ici, je leur ai fait perdre leur temps.
Chaque matin, nous nous retrouverons ici, et je vous narrerais, dans l’ordre chronologique, les évènements qui ont marqué ma vie. Le reste de la journée, je me tiendrais à votre disposition, pour répondre à vos demandes de précisions, d’éclaircissements ou autres.
Les tablettes qui vous ont été remises sont magiques. Elles communiquent par télépathie. Pas avec tout le monde, elles ne communiquent qu’avec ceux qui ont la volonté de partager leurs contenus.
La vôtre n’enregistrera que vos œuvres. Pour cela, il n’est pas utile de graver votre texte sur sa surface à l’aide du style, mais si cela vous aide, voire vous est nécessaire, c’est tout à fait possible. Dans ce cas lorsque vous aurez atteint le bas de la tablette, elle s’effacera, vous proposant une surface vierge. Elle vous remémorera ce que vous aurez précédemment écrit, le fera apparaître sur sa surface, si tel est votre souhait. »
Nous discutâmes, de ces étranges pierres, des formes que prendraient nos œuvres et de divers sujets secondaires. Impatients d’entendre Areu, nous mîmes rapidement fin à nos débats. Ce fut la poétesse métarienne qui l’invita à commencer son récit.
« Tout commença il y a mille dix-neuf ans, ici. Dans ce village du nom de Kouki, au pied de la montagne crache-feu nommée Krakoa, vivaient Luden et Jola. Très amoureux l’un de l’autre, ils vivaient confortablement de leurs vignes. Ils avaient une belle vie que la présence d’un enfant aurait transformée en bonheur parfait. Tous deux étaient dans la force de l’âge et ils faisaient tout ce qui peut l’être pour être parents, ils aimaient s’aimer charnellement, mais jamais le ventre de Jola ne s’arrondissait.
Régulièrement, chacun proposait à l’autre de changer de partenaire afin d’avoir enfin un enfant, toujours l’autre retournait l’offre à sa moitié, toujours les deux refusaient, car ils ne désiraient qu’un enfant de Luden et Jola.
Bien que cet enfant tant désiré leur manquât, ils s’aimaient tellement que la plupart du temps, être l’un auprès de l’autre leur faisait oublier cette absence.
Un jour, alors que Krakoa – aimable “montagne crache-feu”, qui ne crachait pas des pierres en fusion, par son sommet, ni n’en vomissait d’énormes quantités qui brûlent tout sur leur passage – avait dégorgé du côté de leurs vignes, Luden et Jola se rendirent sur place pour évaluer les dégâts qu’auraient pu subir celles-ci. Une bouche s’était ouverte un peu au-dessus de leur vignoble, mais fort heureusement la coulée était passée à une dizaine de pas de leurs plantations.
C’est au moment où Luden et Jola s’apprêtaient à redescendre au village qu’ils entendirent un cri incongru, un cri de bébé.
C’est ainsi qu’ils me découvrirent, nouveau-née, nue dans un œuf de dragon étêté, lequel se trouvait au milieu de la coulée de lave. »
Comment décrire le brouhaha que provoqua cette déclaration ? C’est impossible et sans intérêt. L’important c’est qu’Areu ouvrit une bourse, versa sur le sol devant lui des diamants, émeraudes et rubis et dit : « J’invite ceux qui ne me croient pas à prendre deux de ces pierres, à titre de compensation du temps que leur fit perdre un affabulateur. Mon ami les reconduira à Brouma, cet après-midi. »

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